De rencontres en rencontres : tirer le fil des entretiens

A Barcelone, notre statut d'étrangers et notre méconnaissance des lieux nous ont aidés pour aborder les habitants du quartier de Poblenou. Lors de la première visite de terrain (juin 2011), nous nous sommes approchés des employés du cimetière puis de quelques « habitués » qui nous ont fait percevoir l'importance du lieu comme source d'occupation quasi-quotidienne, lieu d'un lien social, aux vertus « thérapeutiques » pourrait-on dire.

A gauche : Première visite sur le terrain, des habitués du cimetière : un veuf âgé venant se recueillir sur la tombe de sa femme plusieurs fois par semaine, une dame très pieuse venant fleurir l'autel dédié au « saint » du cimetière presque tous les jours - A droite : Les images pieuses données aux enquêtrices à l'issu de l'entretien avec la dame
© Collectif « Paradoxes d'ambiances »

Pour la seconde visite (juin 2012), nous avions préparé un questionnaire détaillé, ci-dessous, mais la confrontation avec la réalité du terrain et de la langue étrangère nous a orientés vers des entretiens sans trame ni papier et crayon en main, mais plutôt en nous laissant guider par l'interlocuteur, munis d'un simple micro.

Le questionnaire préparé pour notre deuxième visite de terrain
© Collectif « Paradoxes d'ambiances »

Nous sommes ainsi entrés en contact avec plusieurs personnes sources qui ont habité, habitent ou travaillent à Poblenou 1. Certaines paroles recueillies nous ont particulièrement frappées, révélant progressivement la radicalité et la rapidité des bouleversements sociaux et spatiaux que le quartier a vécu notamment au moment de l'aménagement de la Ville Olympique.

Aller à la rencontre de l'autre sur le terrain, à la recherche d'indices du passé, s'est révélé être une piste fructueuse pour tenter de saisir les ambiances disparues, mais vécues et inscrites dans le corps, la mémoire de nos interlocuteurs. En repérant les rituels temporels de certains lieux (dans les allées du cimetière peu avant sa fermeture, à la sortie de l'école, à la sortie de la messe…), nous avons pu rapidement parler avec tel habitué du cimetière, tel habitant de la Ville Olympique qui fréquente l'église, etcetera. Par l'intermédiaire de Montserrat, une bénévole des œuvres sociales de l'église paroissiale de Saint Abraham (lieu de culte construit pour les athlètes logés à proximité dans la Ville Olympique en 1992), située juste en face du cimetière, nous avons rencontré un des auteurs du livre « El Poblenou : 150 anys d'història » 2 , un vieux monsieur, écrivain de théâtre, qui a commenté pour nous les photographies anciennes de Poblenou.

Montse elle-même, qui nous a servi de réseau sur place, nous a fait une visite guidée du quartier qu'elle a fréquenté petite alors qu'il y avait encore les bidonvilles qui longeaient le mur sud du cimetière, dans laquelle sa sœur a habité quelques années. Nous avons donc finalement pu effectuer un parcours commenté in situ basé sur la mémoire des lieux, proche de notre ambition de départ, et pu éprouver à travers la parole, d'abord très enthousiaste de Montse puis plus bouleversée au fur et à mesure de son récit, les profondes traces, si invisibles soient-elles, du passé aux accents parfois douloureux du site et de sa transformation.

A La Défense, hormis un entretien mené avec un médecin exerçant depuis 30 ans sur la dalle - qui nous a fait entrevoir la face cachée de la vie sociale de cet univers presque tout entier dédié au monde du travail et des affaires - nous avons également abordé certaines personnes installées le plus souvent sur la Jetée, dans des moments de promenade ou de contemplation, et pu recueillir la parole de quelques habitants, de touristes, et d'étudiants en architecture (cf vidéo « D'un monument à l'autre » dans la section « Débattre // Cohabitation »).

La rencontre la plus étonnante s'est faite avec Ammar, personnage à la marge, installé d'ailleurs dans un entre-deux, sur le banc adossé aux flux routiers très sonores, face à la nappe végétale du cimetière. Cherchant, de façon paradoxale, un lieu de « tranquillité créative », il vient ici presque tous les jours de beau temps pour travailler sur ses sculptures de fil de fer. En l'écoutant, un décalage progressif s'opère entre l'image de la dalle avec ses cols blancs, et ses dessous et contours moins lisses. De parole en parole, il s'est révélé être également poète et nous a chuchoté des vers sur La Défense, Nanterre, Puteaux et Courbevoie où il habite depuis des dizaines d'années, tout en ayant une peur obstinée à ce qu'on les lui vole en les enregistrant (c'est pourquoi nous n'en avons pas de trace).


1 Par exemple : des personnes attendant leurs enfants ou petits-enfants à la sortie de l'école, un petit fabricant, une habitante française vivant dans un appartement au-dessus du cimetière, une bénévole de l'église du coin qui connaissait le quartier du temps des baraques, un habitant de la Ville Olympique, des enfants faisant du catéchisme et vendant des gâteaux à la sortie de l'église, etc.

2 Arxiu Històric del Pobleno, El Poblenou : 150 anys d'història, Barcelone : Arxiu Històric del Pobleno , 2001 (3e éd.).


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