Chercheur-enquêteur... ou chercheur-voyeur ?

D'une visite à l'autre sur le terrain barcelonais (effectuées à exactement un an d'intervalle), de petits changements sont survenus dans le cimetière de Poblenou. Les toilettes du cimetière, qui étaient placées maladroitement sous le porche d'entrée de la façade monumentale, en face du bureau du gardien, occasionnant odeurs et mouches, ont été transférées plus loin de l'entrée.

Le porche d'entrée du cimetière en 2011 : les bureaux des gardiens à gauche, les toilettes à droite, le distributeur de fleurs en plastique dans le fond, au milieu
© Collectif « Paradoxes d'ambiances »

Elles sont désormais accessibles uniquement depuis l'extérieur, ce qui a pour effet de neutraliser les gênes éventuelles dues aux croisements des visiteurs et des usagers des toilettes, comme « il se doit » dans un lieu patrimonial. Le distributeur de fleurs en plastique, qui bouchait la perspective depuis l'entrée sur l'intérieur du cimetière, a disparu. La gardienne à laquelle nous avons eu affaire la deuxième fois, bien loin de l'affabilité et de la souplesse de « Carmen » qui travaillait là un an auparavant, bien plus jeune aussi, nous a fait respecter à la lettre les règlements du cimetière (malgré nos explications sur le cadre de cette enquête) et nous a tout bonnement interdit l'utilisation d'appareil photo, de caméra, et même de micro dans l'enceinte du cimetière-même (cf. l'enregistrement audio de cette interdiction sur carte son poblenou 1, enregistrement n° 8 : « frontière » dans la section Enquêter // Enregistrer : « Enregistrer et classer les ambiances sonores »). Une légère « mise aux normes » semblait donc avoir sévi sur notre terrain barcelonais. Les enregistrements effectués en toute discrétion pour ne pas gêner le fonctionnement du cimetière avant cette interdiction n'ont finalement pas été utilisés comme matériaux de terrain.

Malgré cela, les outils d'enregistrement (caméra, caméra-lunettes, micro, appareil photo, etc) utilisés à découvert dans l'espace public à Barcelone n'ont jamais provoqué de rejet de la part des personnes filmées. Tout au plus un regard insistant, voire des questions de la part des touristes étrangers.

Appareil photo posé sur un banc en front de mer, des touristes étrangers nous adressent des regards amusés puis un peu réprobateurs. Interaction de touristes étrangers venant du cimetière dans l'allée du parvis
© Collectif « Paradoxes d'ambiances »

Il existerait donc des lieux ou des moments où il facile de filmer, de sortir sa caméra, son appareil photo ou son gros micro. L' « acceptabilité », pourrait-on dire, des outils d'enregistrement du chercheur dans un espace public (ou accueillant du public) révèlerait en quelque sorte le degré d'incorporation du caractère scénique du lieu ou de « publicisation » (dans le sens de « rendre public ») de l'image de soi. Jusqu'où peut-on aller dans la captation de scènes ordinaires qui se déroulent dans un espace public ?

A La Défense, les appareils photo, caméras sont assez omniprésents sur la dalle ou sous l'Arche où nombre de touristes viennent capter la photogénie du lieu. Il y a pourtant des micro-lieux ou des micro-temps où le seuil d'acceptabilité de la caméra semble moindre : lors d'un suivi de parcours d'une femme à La Défense parmi les milliers de travailleurs courant vers leur bâtiment un lundi matin à l'heure de pointe, l'un des chercheurs – un homme – s'est fait assez prendre à partie par une personne (un homme allant aussi à son travail) qui, ayant repéré le comportement du filmeur, a mis l'enquêteur en position de voyeur, ce qui ne l'a pas empêché de continuer à filmer en disant que ce qui comptait étaient les talons, révélateurs du sol.

Une autre fois, derrière l'Arche, sous la Jetée, c'est le « droit à l'image » qu'on nous a opposé après l'enregistrement exceptionnel d'un homme suspendu au garde-corps de la Jetée, à 5 mètres de haut, en train de faire des abdominaux puis sautant sur le sol du jardin de l'Arche en contrebas. Le chercheur observateur - ici la chercheuse en l'occurrence - , face au « gymnaste » musclé amateur de sport extrême qui s'exerce juste au pied de l'Arche, malgré toutes ses explications, doit alors obtempérer et effacer la scène qu'il vient de filmer de façon tout à fait impromptue et visible.

Le chercheur doit parfois faire preuve d'inventivité pour pouvoir récolter des indices lorsqu'il ne sent pas autorisé à enregistrer : appareil photo ou caméra négligemment posés sur un banc, comme s'ils étaient éteints alors qu'il sont en marche. Il est parfois débusqué. Nous avons ainsi été pris en flagrant délit d'enquête, que l'on pourrait croire effectivement intrusive, lors d'une captation de l'entrée du cimetière de Neuilly, où de petits groupes de personnes sortant d'un enterrement se formaient çà et là. Le dispositif d'enregistrement était fixe (la caméra étant posée sur un banc), sans attention précise dirigée vers les gens, mais être tout simplement là, en baskets, en train de dessiner, avec une caméra à côté, dans un cimetière totalement inconnu des touristes, a très rapidement fait de nous une personne suspicieuse. Nous avons alors vécu intérieurement un stress intense, qui a ressurgi tout de suite lors du visionnage a posteriori de la séquence !

Enregistrer à l'insu des enquêtés s'est révélé être une pratique de terrain permettant de tester le seuil de l'intrusion dans l'intime, fluctuant au gré des variations spatiales, temporelles et sociales. Cette démarche pose question au regard de l'omniprésence des appareils vidéo dans l'espace public, le suivi de parcourants garantissant l'anonymat et la non reconnaissance des visages ont été cependant privilégiés dans la mesure du possible. Un traitement « anonymisant » des images doit être alors trouvé.


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