Le protocole vidéographique mis en place au sein de l'axe de recherche « Pacification des espaces publics » est la marque des aspirations/inspirations qui ont pris forme dans la répétition des expériences sur les terrains d'étude. Dans l'idée de montrer les manières dont les processus de pacification s'incarnent chez les piétons à travers la méthodologie du Faire corps - prendre corps - donner corps, le recours à la captation vidéo était l'occasion de la compléter d'un croisement de points de vue.
Dans un premier temps, ce sont les chercheurs eux-mêmes qui ont initiés ces tentatives vidéographiques, laissant entrevoir, par la même occasion, la possibilité d'une « ré-accessoirisation » dans le travail de terrain.
En juillet 2011, deux chercheurs de l'équipe française ont réalisé des vidéos plus ou moins spontanées à différents moments du travail de terrain. Ce corpus, constitué et étudié, déplaça l'intérêt qu'on pouvait porter sur lui. En effet, l'intérêt portait moins sur le contenu des enregistrements en tant qu'images exploitables, qu'autour des informations livrées à propos du chercheur, de son engagement dans cet exercice. Des maladresses dans la captation il devenait possible de tirer quelques informations sur l'implication du chercheur, sur ses façons de faire spontanées avec cet appareillage dans ces espaces.
Dans le suivi de la marche en aveugle, il semble que l'idée était moins celle de documenter cette expérience des étudiants à proprement dit (les séquences où ils apparaissent dans le cadre sont peu nombreuses et très brèves), que celle de saisir l'environnement de la marche et ses variations au fil de l'Avenidad Sete de Setembro. Ces captations réalisées en marchant sont très difficiles à regarder tellement l'image est agitée. D'autre part, de très nombreuses séquences ont été réalisées avec la caméra renversée (piège du contrôle sur le mini écran intégré qui lui corrige l'image), ce qui donne à voir par la suite au visionnage sur grand écran, une image renversée (qui là encore ne simplifie pas l'observation). Cependant, l'adoption de ce renversement lors de la captation est intéressant en ce qu'il révèle la promiscuité de l'espace de la marche. Ce cadrage, plus spontané que maîtrisé, montre l'effet d'une perception. Des basculements de la caméra ramenant l'image à l'horizontale ont été réalisés à deux occasions : à celle d'un carrefour où l'espace se re-déploie latéralement et au passage d'une personne handicapée qui coupe le champ de la caméra en ne suivant pas le flux longitudinal du trottoir, mais en se dirigeant vers la chaussée, se préparant à l'épreuve du franchissement du bord du trottoir.
Lors des premiers temps d'observation sur les deux terrains d'étude, d'autres types de prises de vue ont été réalisées et dans lesquels on peut relever des manières de faire propres à chaque site.
À Praça da Piedade toutes les captations ont été réalisées à l'arrêt (le filmant fixe), choisissant de filmer soit le flux piétonnier, sa dynamique (principalement sur les parties périphériques de la place), soit en donnant davantage place à l'espace (à son organisation et son fonctionnement) et cela particulièrement pour le square qui occupe le centre de la place. Quelques séquences ont été réalisées au zoom en focalisant sur les pieds des passants (ne rendant pas réellement perceptible la mobilisation des corps en marche mais laissant plutôt découvrir un défilé de pieds chaussés de chaussures estivales (dont on peut noter la variété) sur un sol lisse), ou bien encore en focalisant sur l'aménagement du trottoir (rabaissement) au niveau d'un passage pour piétons. Nous pouvons juste retenir la dimension temporelle d'un tel franchissement à travers la suspension de la marche, sa reprise et l'empressement qui l'accompagne dans la traversée de la chaussée, dont on comprend qu'elle est régulée par des feux de circulation. Enfin, dans cet ensemble de séquences réalisées à Piedade, nous pouvons retenir la réussite dans la captation d'une bonne représentativité de la diversité des occupants/usagers de cet espace. Une diversité qui, comme on le verra par la suite, ne pourra plus être saisie de cette façon dans la poursuite de cette entreprise vidéographique sur ce terrain.
À Porto da Barra les vidéos sont d'une autre nature, mais elles aussi révélatrices des caractéristiques du lieu, de la façon dont il engage le visiteur. Pour ce moment, nous retrouvons à nouveau des vidéos réalisées en marchant, qui se distinguent cependant de celles faites lors de la marche en aveugle car on y note, dans la mobilité de la caméra l'ajout d'un effet de balayage de l'espace du regard. La caméra n'est plus seulement embarquée dans le flux de la marche, elle est soucieuse de rendre compte de l'espace alentour. On y reconnaît l'un des gestes du touriste qui, déambulant à proximité de la plage, laisse son regard vagabonder vers le large, ou déployant des regards panoramique dans les endroits les plus dégagés pour observer ce paysage urbain entre façades et baie. Nous retenons enfin de l'ensemble de ces séquences une forte attraction de la plage, où depuis la rue le filmant a tenté dans son déplacement de s'en rapprocher en utilisant le zoom.
L'ensemble de ces observations – vis-à-vis de l'historicité de la présence de la vidéo autour de ces questions au sujet de l'apaisement des mobilités au 21ème siècle, des discussions sur le partage d'un corpus vidéographique et des caractéristiques et qualités des captations réalisées spontanément à Piedade et à Barra – ont accompagné la demande et la définition d'un protocole vidéographique pour la seconde session de travail de terrain à Salvador da Bahia en avril-mai 2012.
Quatre choix ont présidé au fondement de ce dispositif vidéographique dans cet axe de la recherche MUSE : la caméra fixe, une partition de l'espace, une captation à deux caméras et la réitération des sessions de filmage aux différents endroits des deux terrains d'étude. Au regard des remarques conclues précédemment et avec la double ambition pour ce protocole de se soucier à la fois de l'implication des chercheurs et d'enregistrer sur un même support des données spatiales, temporelles, sonores et de mouvement ; voilà les conventions « techniques » adoptées par les chercheurs :
La caméra fixe. La caméra posée sur pied permet à la fois de s'assurer une qualité de l'image filmée : du point de vue de la stabilité, dans le choix et le maintien d'un cadre (adaptation plus aisée), mais aussi et surtout d'affirmer une posture du chercheur dans l'espace public où il est toujours assez difficile de filmer en ne représentant ni une présence intrusive, ni une présence menaçante (agressive). Filmer en caméra fixe sur pied c'est à la fois se mettre en vue du public et communiquer un intérêt pour le lieu, le contexte, la situation. Peut-être pourrait-on dire : mettre en œuvre une démarche publique en quelques sortes.
La partition de l'espace ou filmer des parties de l'espace et non pas l'espace dans sa totalité, en repérant des phénomènes localisables, des phénomènes circonscrits à certaines portions de l'espace ; mais aussi ménager des échappatoires pour le passant, c'est-à-dire livrer en même temps la zone filmée et toutes celles qui échappent à la caméra.
Deux caméras. Filmer à deux caméras cela signifiait construire un regard simultanément à travers deux cadrages différents physiquement et symboliquement. L'une des deux caméras devait préférer un cadrage sur des corps de plein pied dans un flux de personnes qui auraient été majoritairement de dos. C'est la caméra dite « contre-champ », captant un plan de demi-ensemble en légère plongée. L'autre caméra réalisant un cadrage sur des corps de face, mais dont le visage aurait été hors cadre. C'est la caméra dite « champ » captant un plan moyen focalisé sur la partie inférieure du corps.
Une réitération des sessions de filmage. Ce dispositif à deux caméras (et deux cadrages complémentaires) devait être reproduit dans deux ou trois endroits différents de chacun des deux terrains d'étude, mais aussi à différents moments de la journée et de la semaine, pour couvrir les variations spatiales et temporelles remarquables relevées par les chercheurs.
En parallèle à ce dispositif, et grâces aux observations rendues possibles simultanément sur place au moment de la captation (ou en tout cas présumées possibles avant un nouveau retour sur les terrains), les tentatives plus individuelles et spontanées devaient se poursuivre avec la réalisation de petits enregistrements au moyen d'appareils photo. Par la mobilisation des deux équipes (française et brésilienne) in situ, nous comptions sur sept à huit personnes disponibles à fluctuer entre le dispositif aux deux caméras et des initiatives plus individuelles d'observation des terrains, des formes de vie.
Le protocole vidéographique fut remanié/adapté à deux reprises du fait de l'évolution de conditions événementielles qui ont accompagné la réalisation de la seconde phase de travail de terrain. Le dispositif était prévu au départ pour une expérimentation collective/commune des équipes de chercheurs. La demande faite par l'équipe brésilienne à l'équipe française de participer à la manifestation Corpocidade 3 – Apreensão da cidadecontemporânea en animant un atelier in situ pour un groupe d'une dizaine de personnes a modifié le type de travail envisagé de deux point de vue : par l'intégration du format de cet événement et l'intégration de ces personnes à la fois dans le partage de cette expérience vidéographique mais aussi en termes de présences sur les terrains étudiés.
Du 23 au 25 avril 2012 – Salvador da Bahia (Brésil)
http://corpocidade3.wordpress.com/oficinas/fazer-corpo-tomar-corpo-dar-corpo-as-ambiencias-urbanas/
Nous souhaitons souligner deux aspects de la recherche et de l'expérimentation à interroger et à croiser pendant ces trois jours. L'un d'eux porte sur l'épreuve/éprouvé de la méthodologie Faire corps - prendre corps - donner corps dans l'expérience vidéographique. L'autre consiste à mener une réflexion sur l'intérêt de la collecte des gestes du quotidien (sous forme de règles, de rites de parade, d'ajustements, etc.) pour qualifier des formes de vie dans des ambiances qui mettent en question l'apaisement.
« Faire corps » ou s'immerger dans les ambiances urbaines qui mettent en jeu de l'apaisement – Du point de vue vidéographique, il s'agit d'interroger les manières de devenir filmant. Autrement dit, c'est faire l'expérience et réaliser la perturbation que l'on provoque dans l'espace public et parvenir à s'adapter au contexte dès lors que l'on souhaite filmer. Cela soulève aussi la question de l' « accessoirisation » et de la « désaccessoirisation » dans le cadre de la recherche.
« Prendre corps » ou l'incorporation d'un apaisement de l'ambiance – Il s'agit ici d'expérimenter des moyens et des manières d'embarquer la caméra dans l'expérience, pour lire, décrypter certaines formes d'apaisement, de pacification des espaces de la mobilité.
« Donner corps » ou traduire les ambiances apaisées – C'est une réflexion qui se retrouve à toutes les étapes du travail vidéo. Quels décalages, quels déplacements, par rapport à la traduction des éléments d'apaisement, le travail à partir des rushes amène-t-il ?
Une demi-journée est consacrée à chacun des terrains étudiés. À Piedade comme à Porto da Barra le même protocole expérimental, en trois étapes, est répété :
23 avril 2012
Matin : Expérience vidéographique à Porto da Barra.
Après-midi : Visionnage et échanges à partir des images filmées par les deux caméras. Discussion sur le travail vidéographique comme mode de communication d'un travail de recherche sur les ambiances apaisées. Discussion sur la base des images réalisées par les participants : Comment avez-vous abordé la marche par rapport aux deux premières étapes ? Comment avez-vous incorporé la caméra ? Qu'est-ce qui est de l'ordre de la perception dans l'expérience à travers ces rushes ? etc.
24 avril 2012
Matin : Expérience vidéographique à Praça da Piedade.
Après-midi : Poursuite des discussions de la veille avec l'éclairage supplémentaire de l'expérience du deuxième terrain d'étude.
25 avril 2012
Après-midi : Synthèse des expériences menées les deux jours précédents. Discussion avec le public de Corpocidade.
Ce protocole mis à l'épreuve des deux sites d'étude, en avril-mai 2012, cherchait aussi à s'inscrire dans le cadre de la méthodologie éprouvée dans cette recherche, le « Faire corps, prendre corps, donner corps », mais du point de vue d'une pratique vidéographique :
Ce protocole vidéographique s'inspirait aussi de ce qui était ressorti du travail de terrain de juillet 2011 à partir des marches urbaines collectives sur chacun des deux sites. À Praça da Piedadeoù les chercheurs notaient la densité humaine et les formes qu'elle prend en particulier le long de l'AvenidaSete de Setembro ; le rôle des arbres (les troncs, l'ombre de jour et de nuit, le franchissement de leur emprise au sol) ; les obstacles (les arbres, les marchands ambulants, le mobilier urbain, les personnes immobiles) ; les façons de traverser la chaussée, de gagner ou quitter la place ; des figures telles que les habitants des rues. À Porto da Barra : les formes de la densité humaine ; les postures regardant/regardé ; la « circulation étagée » ou « en ascenseur » (monter/descendre de la rue à la plage et inversement) ; la balustrade ; des contrastes entre ensoleillement et ombrage (http://apaisement.wordpress.com/journal-de-bord/page/2/).
Comment cela s'est-il passé sur le terrain ? Quels sont les nouveaux ajustements, que cette nouvelle donne dans la relation aux terrains d'études a entraînés, vis-à-vis du dispositif et du protocole ?
À Porto da Barra, l'une des caméras était placée le long de la balustrade, à l'interface de la rue et de la plage. Son cadre prenait appui sur la balustrade au bord-cadre droit et la laissait se prolonger vers le centre de l'image. Dans ce cadre s'inscrivaient donc, de droite à gauche, la plage, la balustrade, le trottoir et la chaussée. L'autre caméra était placée sur le trottoir de l'autre côté de la chaussée. Elle était orientée de telle façon à filmer uniquement l'espace de la rue. Cette deuxième caméra était dirigée dans la direction opposée à la première caméra, de telle sorte que les champs de chacune d'entre-elles soient quasiment bord à bord, sans se croiser ni se recouvrir l'un l'autre. Par rapport à l'idée de construire un regard sur cette zone à travers une vision double simultanée, ce dispositif y répondait en même temps qu'il le déplaçait en réaction au contexte. Le dispositif n'a pas été répété dans un ou deux autres endroits de Porto da Barra. Il a été l'entreprise vidéographique unique sur ce site au cours de la matinée du 23 avril 2012 par trois fois vingt minutes. Par rapport à ce qui était prévu à l'origine, cette disposition des caméras révèle un élargissement du regard sur la situation observée ainsi qu'un réel contraste entre l'intention des deux caméras. Si la caméra placée le long de la balustrade apparaît clairement être celle de l'action, de la zone où tout se passe ; la deuxième caméra présente quant à elle le contre point de cette activité dans l'autre partie de l'avenue. Elle est comme la caméra qui veille, comme un regard périphérique.
À Praça da Piedade, le dispositif initial a totalement été revisité, et celui mis en place avouait clairement la difficulté de l'équipe de chercheurs à filmer dans ce lieu du traumatisme. Le choix fut fait de regrouper les caméras pour mieux s'assurer et se rassurer de la situation (ce qui n'empêcha pas la nécessité de replier le matériel très rapidement quelques minutes avant la fin du temps imposé pour se réfugier dans un taxi car des rapprochements inquiétants devenaient de plus en plus visible). Cette fois-ci, les deux caméras étaient placées à proximité l'une de l'autres, à l'angle de Praça da Piedade et de l'AvenidaSete de Setembro. Leurs champs étaient perpendiculaires et ne se croisaient pas. Ici aussi, la captation vidéographique n'a pas été réalisée ailleurs que lors des trois fois vingt minutes à cet angle de la place.
Il est donc difficile – voire déstabilisant - de travailler sur un corpus qui ne reproduit que partiellement une expérience. Au moment d'observer ces images enregistrées, le protocole transformé en fonction du contexte, rend saisissant la difficulté de délivrer via la vidéo ce qui est partagé des ambiances entre les différents points de vue qu'il convoque (ou pas). C'est peut-être bien là l'une des difficultés d'une proposition qui souhaitait nourrir deux attentes, l'une en direction de la méthodologie « Faire corps, prendre corps, donner corps », et l'autre à propos à propos de l'apaisement et/ou pacification et/ou aseptisation des mobilités/des ambiances. Et finalement, c'est là aussi l'un des intérêts de ce corpus vidéo qui apporte « involontairement » cette distance à l'expérience du chercheur ou des collectifs impliqués dans les étapes précédentes de cette méthodologie.
Le montage des rushes selon le principe du split screen tend à diminuer ce besoin de revenir au récit du vécu des filmants. Selon ce principe, les images des deux caméras d'une même étape sont réunies sur un même écran. Cela permet d'embrasser les mêmes moments selon les deux points de vue, mais aussi, dans cette observation en parallèle, de trouver et suivre des passerelles qui déplacent l'attention et la compréhension de l'un à l'autre des points de vue, d'une rive à l'autre de cet espace filmé. Cette complémentarité des caméras restitue des formes d'organisation du lieu, de ses activités, par les espaces-temps de parcours. D'un terrain à l'autre, cette présentation des images montre un rapport différent aux objets observés. Le positionnement des caméras et les cadrages jouent en ce sens.
Captation en marche au fil de l'Avenida Sete de Setembro.
© Collectif « Pacification des espaces publics »
Séquences audio-visuelles enregistrée lors de l'expérience de marche en aveugle entre Praça da Piedade et Porto da Barra. Au fil de l'Avenidad Sete de Setembro, les mouvements donnés à l'image révèlent l'attitude du caméraman vis-à-vis de la promiscuité de l'espace ou des événements qui le font se redéployer.
Captation vidéo à Praça da Piedade, juillet 2011.
© Collectif « Pacification des espaces publics »
Praça da Piedade, se fixer pour observer l'animation de la place. Le zoom permet d'entrer dans le détail de ce qui fascine.
Captation vidéo à Porto da Barra, juillet 2011.
© Collectif « Pacification des espaces publics »
Porto da Barra, l'image enregistrée reproduit le mouvement des yeux qui balaient cet espace entre façades et baie.
Mise en œuvre du protocole vidéographique à Porto da Barra et Praça da Piedade.
© Collectif « Pacification des espaces publics » et Osnildo Adao Wan-Dall Jr
Mise en œuvre du protocole vidéographique à Porto da Barra et Praça da Piedade : enregistrer et traduire par la vidéo, avec deux caméra fixes ou en captation libre.